Nilgün Tutal Cheviron Maitre de conference L’Universite Galatasaray La Faculte de Communication
La relation à l’autre est, par son essence même, une question de frontière réelle ou imaginaire. Pour cerner un peu mieux cette problématique actuelle et large, je formule la question de l’autre dans un cadre bien precis: quel regard des membres d’un pays, donc d’une communaute des semblables ont porté et portent sur l’(les) autre(s) de l’extérieur ainsi que de l’intérieur. Dans le cadre de ce debat, Je pose la question suivante: quel(s) regard(s) les Français portent-ils actuellement sur la Turquie? Pour être plus précis, quelles sont les représentations historiques, culturelles, géographiques et politiques de ce pays qui sont construites par le regard des journalistes français. Par référence à la problématique de l’autre extérieur et de l’autre intérieur, la Turquie semble avoir un statut particulièrement intéressant à l’égard de l’Europe. Elle est tour à tour representéee comme européenne, asiatique et orientale. Cette ambiguité identitaire construite par le regard français de la Turquie a une importance capitale. A partir des relations historiques d’abord du territoire turc, puis de laTurquie avec l’Europe et de sa situation géographique, se formulent des interrogations importantes : comment se dit (ou se pense) le rapport entre terrain -espace d’ordre culturel, historique- et territoire et espace politique- dans l’imaginaire français? De cette façon-là il est donc possible d’observer, les caracteristiques de la prise de parole sur l’Autre par une communauté culturelle, les acquis individuels et sociaux qui se mobilisent par cet acte en faisant rentrer l’imaginaire de chaque culture en jeu. Le rapport entre le terrain et le territoire nous amene au passe greco-romain du territoire turc, qui est sujette a plusieurs types d’evaluation identitaire. Par exemple l’antiquité grecque est signifiée par des notions créées après l’avènement dela modernité. C’est ainsi que l’humanisme, mot porteur de l’idéologie d’une époque (de la Renaissance, qui défendait contrela scolastique le retour à l’Antiquité grecque et romaine) est utilisé comme l’étiquette signifiante, qui donne à la fois une identité à l’Antiquité grecque et une autre à l’Europe. Ainsi, le terme de cité-Etat est substitué à l’Etat moderne. Tous les deux sont opposés au système oligarchique, et la laïcité antique et moderne s’oppose à la scolastique. De ce fait, la cité grecque est représentée comme le meilleur modèle dans les domaines politique et culturel. Ce modèle est aussi valorisé comme celui dans lequel «le peuple» s’épanouit tant sur le plan culturel qu’économique. Par ces constructions imaginaires de l’Antiquité grecque, le mythe grec est revitalisé. Le monde grec antique devient le représentant de la démocratie. Josep Fontana, historien, explique ce que pouvait signifier pour les Grecs anciens la démocratie athénienne: «(P)our les Grecs, la liberté n’a jamais été liée au respect de la liberté d’autrui. Le stéréotype d’une polis grecque habitée par des citoyens libres participant collectivement au gouvernement n’est qu’un mirage.” Selon cet auteur, cette exaltation de la Grèce antique méconnaît les faits qui ont rapport à l’esclavage, l’opposition entre la ville civilisée, cultivée et la campagne fruste et enfin la subordination des femmes. De plus, la cité grecque faisait une distinction effective entre les riches et les pauvres. Comme ces derniers n’ayant aucun droit politique, remarque le même auteur, «Hérodote lui- même était à Athènes un étranger privé de tels droits. Des mots comme “liberté” et “démocratie”, n’avaient pas, à Athènes, les mêmes sens que pour nous» (1995:9-11) C’est cet imaginaire de l’Europe sur l’Antiquite grecque qui est au service de la vision européenne sur l’identité européenne ou asiatique de la Turquie. Donc comment peut-on définir la notion d’imaginaire culturel? Il est le lieu des représentations largement distribuées dans une communauté culturelle qui l’habitent de façon durable. En font parties les mythes, les légendes populaires, les conceptions religieuses de toute sorte, les conceptions morales etc. Tout ces éléments sont constructifs de la mémoire imaginaire, produit de l’histoire et des rapports entre groupes ethniques ou nationaux. En interrogeant cet imaginaire, je vais essayer de répondre à la question de savoir dans quel sens les frontières sont plus imaginaires que réels entre la Turquie et la France/l’Europe.
L’identite geographique, culturelle ou imaginaire D’Istanbul à la Turquie
La présentation de la Turquie comme un pays géographiquement européen ou asiatique n’est pas stable. On voit souvent surgir l’expression «la Turquie est aux portes de l’Europe». La Turquie est présentée comme un pays à la limite de l’Europe. Une autre expression comme “Diyarbakir, frontière de l’Orient» et la «Turquie sera, en l’an 2010, le pays le plus peuplé del’Europe» inscrivent toute la Turquie dans l’espace géographique européen parce que c’est au-delà de la ville de Diyarbakir que commence l’Orient. Devenant ainsi par sa situation geographique europeenne, ses villes de l’Est telles que Urfa, Gaziantep sont vues comme les premieres villes d’Europe en comparison aux villes syriennes. Là changent les criteres de l’identite, devenant plutot culturelles. A partir d’une comparaison entre la Turquie et la Syrie, on constate que l’organisation douanière, les panneaux écrits en caractères latins, l’urbanisation sont les signes visibles de la différence entre ces deux pays. Ainsi, la Turquie est vue comme un pays culturellement européen. D’autres expression disent autrement l’identite de la Turquie. Par exemple elle est «en marge du continent» européen. Ce qui veut dire que la Turquie se situe géographiquement là où s’arrêtent les frontières de l’Europe. Ou bien un autre discours dit ceci: «De la partie strictement européenne de leur ancien empire, les Turcs n’ont conservé qu’Istanbul et un petit bout de Thrace. Mais qu’importe la géographie face au verdict de l’Histoire…. Les paysages plaident eux aussi en faveur de l’Europe.». L’identité géographique de la Turquie est certes évaluée selon la frontière qui sépare Europe et Asie, et qui est placée ici à la hauteur de la mer de Marmara et des détroits. Par la prise en compte de cette frontière, seule une petite partie du territoire turc appartient vraiment au continent européen. Cependant, cette mise en évidence de l’identité géographique de la Turquie ne fait pas d’elle un pays éloigné du continen européen. Au contraire, par la similitude des paysages, les territoires à l’Est du Bosphore s’inscrivent dans l’Europe. On peut faire deux constats. Le premier consiste dans le fait que la Turquie est présentée tantôt comme un pays géographiquement européen, tantôt comme celui à partir duquel commence l’Asie. Le second est que, selon les critères d’identité culturelle, la Turquie apparaît comme appartenant à l’Europe. Josep Fontana, historien, précise que la frontière de l’Europe avec l’Asie «répondait à des critères culturels plutôt que géographiques» (1995:9). La vision traditionnelle sur les frontieres concernant celle de l’Europe avec la Turquie est sujette à l’évolution.
Istanbul entre Europe et Asie
Une singulière trinité: Byzance, Constantinople, Istanbul -le passage obligé d’un continent à l’autre, le croisement de deux univers, une «Sublime Porte». D’abord, ce lieu de passage obligé marque la frontière qui sépare l’Europe de l’Asie et, par conséquent, la Turquie de l’Europe. C’est donc seulement la moitié d’Istanbul, sa rive européenne, qui s’inscrit dans le continent européen. A l’origine de cette frontière se trouvent les guerres médiques qui ont opposé les Grecs à l’Empire Perse entre 490 et 479 av. J.-C. Elle représente la distinction entre les Grecs “civilisés” et les Perses “sauvages”. A ce sujet, Josep Fontana, historien, met l’accent sur l’appropriation de cette frontière par les Européens. Par l’installation de cette frontière, il a été possible pour les Grecs de se regarder comme les représentants de la Civilisation. Construite par l’exclusion des Perses de la Civilisation, cette frontière marquait la ligne de démarcation entre la Grèce “civilisée” et l’Orient “sauvage”. Selon cet auteur, cette définition culturelle de la dite frontière est récupérée par les Européens de la fin du XVIII siècle et du début du XIXe siècle (1995:9-11). C’est en fait cette frontière qui se trouve au centre du discours porté sur Istanbul. Et se pose la question de savoir quel est actuellement le statut assigné à cette ville: est-il toujours constitué sous l’influence de cette frontière? Les allusions répétées mettent l’accent sur la situation géographique de la ville. Etre le lieu de convergence de deux continents, leur lieu de jonction, comme le représente le titre du numéro spécial de Géo consacré à Istanbul: «Istanbul au confluent de l’Europe et de l’Asie» . Telle est la mission géographique assignée à Istanbul. C’est de là que la fascination pour cette ville tire sa source. C’est à partir de là aussi que se formule la perception de la ville. Il suffit de suivre les articles concernant Istanbul pour constater que Byzance, Constantinople, Istanbul ont pour première propriété d’être situées entre deux continents. Les références aux traits d’ordre géographique et historique de la ville viennent de son statut frontalier. Celui-ci est défini par l’énoncé le plus fréquemment utilisé, qui affirme qu’Istanbul se situe “entre l’Orient et l’Occident” ou entre “l’Europe et l’Asie”. Le titre d’un article publié dans Géo présente, par exemple, la ville comme une porte entre deux continents. Etre entre deux continents: telle est la description la plus fréquente de la ville d’Istanbul. Elle est aussi un «fabuleux carrefour” dans le sens où elle est lieu de commerce, de retrouvaille comme une metrople internationale. On peut constater que les caractéristiques assignées à Istanbul -lien entre l’Asie et l’Europe, lieu de rencontre, commerciale ou culturelle, des continents et des peuples – font l’objet des evaluations differentes.. Aussi faut-il remarquer que convoquées d’une façon toute aussi légitime que naturelle, ces caractéristiques font l’objet de différentes perceptions et significations. Dès lors que le discours est construit pour mettre en évidence qu’Istanbul est actuellement le lieu vers lequel se tournent seulement les peuples d’Asie centrale et du Caucase, sa description comme une ville qui avait assumé le rôle de lien entre l’Europe et l’Asie ne devient plus applicable qu’à Constantinople et à l’Istanbul ottomane. Ce qui implique que dans l’identification actuelle de la ville, la caractéristique d’être le carrefour où se réalise la rencontre de différents peuples est certes actualisée. Mais, selon ces arguments, Istanbul ne sert de lieu de rencontre qu’aux peuples d’Asie. Ce sont ces arguments qui font d’Istanbul une ville dont l’identité relève plutôt de l’Asie. Lorsque l’accent est mis sur le fait que c’est Constantinople qui redevient le carrefour pour les différents peuple d’Europe et d’Asie, Istanbul se trouve reliée à son passé romain et byzantin. Elle retrouve ainsi son identité à la fois européenne et asiatique. Il faut remarquer que pour qu’Istanbul soit ainsi valorisée comme le lieu de rencontre et d’échange entre deux continents, l’usage de son nom romain semble s’imposer. Ce qui implique que pour les Français d’aujourd’hui, la ville d’Istanbul continue d’être la ville romaine et byzantine qu’elle était jusqu’à l’an 1453. Cependant, même après la prise de Constantinople par l’Empire ottoman, la ville avait continué de faire cohabiter différentes cultures, d’Europe et d’Asie. Il s’agit là, par l’usage de la dénomination Constantinople pour désigner Istanbul, d’une assimilation de l’époque ottomane de la ville à celle romaine et byzantine. Par sa position géographique, Istanbul est vue cette fois comme penchant parfois vers l’Occident, parfois vers l’Orient. Elle n’est donc pas seulement située entre deux continents. Elle est aussi elle-même divisée en deux parties, occidentale et orientale. Dans cette division, Il ne s’agit pas non plus d’une simple proximité géographique, faisant d’elle une cité à la fois européenne et asiatique. Elle subit, selon les arguments, tantôt l’influence européenne, tantôt l’influence asiatique. L’interrogation principale de savoir si cette ville est sous l’influence de l’Occident ou de l’Orient. Cette interrogation se fonde toujours sur le constat que cette ville a des aspects aussi bien européens qu’asiatiques. Et ce constat a toujours pour point de départ le passé et la position géographique de la ville. Son histoire et sa situation géographique lui valent aussi l’assignation d’adjectifs tels que «débordant», «extravagant». A cause de ses caractéristiques historiques et géographiques, Istanbul ne tardera pas à devenir «un non lieu». Istanbul est ainsi définie comme une ville «qui déborde sur les deux rives du Bosphore et de la mer de Marmara, en Europe et en Asie». Cette définition met l’accent sur le fait que cette ville n’appartient pas géographiquement à un seul continent. Elle méconnaît donc la frontière qui sépare l’Europe de l’Asie. Sa situation géographique est considérée comme transgressive parce que son identité géographique défait perpétuellement les critères qui séparent un lieu d’un autre. Cette identité géographique transgressive est vue dans un autre discours comme excentrique: «Une capitale extravagante perpétuellement en quête d’un continent -ou d’un empire à sa mesure.» La ville se trouve caractérisée par l’excentricité. En suivant l’usage de l’adjectif «extravagant», on constate qu’à cette ville manque un axe de référence. Du fait qu’elle est située entre deux continents, ni l’Europe ni l’Asie ne peuvent jouer pour elle le rôle de cet axe de référence. C’est grâce à un point de référence qu’un lieu trouve son identité. Lorsqu’il s’agit d’Istanbul, la définition d’une identité s’annonce difficile. Cette difficulté ne vient pas seulement de la situation géographique d’Istanbul. Liée à celle-ci, l’histoire lui avait confié le rôle d’être la capitale, d’abord de l’Empire byzantin, puis de l’Empire ottoman. Ces deux empires qui possédaient des territoires aussi bien en Europe qu’en Asie, avaient fait d’Istanbul le centre administratif de leur territoire. En référence à ce passé impérial, la quête d’une identité unifiée est assignée à la ville. Celle-ci se traduit en termes de recherche d’un continent. Puisque cette ville est à la fois européenne et asiatique, elle est représentée comme étant motivée, depuis la perte de son identité impériale, par la recherche de l’appartenance à un seul continent. Le rappel de l’identité impériale d’Istanbul trahit l’argument selon lequel la ville est trop grande pour appartenir à un Etat non impérial. Elle est même un peu trop grande pour un seul pays. Faute d’une solution qui la fera appartenir à un Etat impérial et conquérant, l’Istanbul d’aujourd’hui est vue comme une ville à la recherche de son passé. Le fantôme du passé impérial de cette ville et sa recherche d’appartenance à un seul continent permettent de faire de cette ville un lieu hors du normal. Une désignation qui n’a rien de surprenant dès lors que Constantinople et Stamboul ont déjà été décrites comme une ville sans pareil au monde. La perception d’Istanbul en tant que non lieu devient manifeste. L’étrangeté de la ville lui est assignée par référence à l’ambition démesurée des empereurs romains et ottomans: «Ici, ce n’est déjà plus Europe et pas encore vraiment l’Asie. C’est le milieu de nulle part, le rendez-vous de deux continents, le creuset et la projection de toutes sortes de rêves fous, de la mégalomanie de Justinien aux délires paranoïaques du Sultan Rouge, des ferveurs de Constantin à celles de Bajazet, lequel s’était juré de donner un jour à manger à son cheval sur l’autel de Saint-Pierre de Rome, rien que ça».Le caractère impérial de la ville revient explicitement s’installer au centre du discours. De l’Empire romain à l’Empire ottoman, la ville continue d’être le lieu à partir duquel sont conçus les projets de conquête territoriale. Parce que la ville d’Istanbul se trouve à la fois sur les continents européen et asiatique que les empires successifs qui l’ont possédée sont animés par le désir de conquête soit de l’Asie, soit de l’Europe. En référence à cette situation géographique, la ville elle-même et ces empires sont caractérisés par des ambitions excessives. En suivant les arguments, on constate qu’ils frôlent la folie, ils tombent dans le champs de ce qui n’est pas normal. Ils sont à la recherche d’une sorte de toute-puissance, avec laquelle se formule aussi l’ambition de régner sur deux continents à la fois. Si la ville méconnaît la frontière qui sépare l’Europe de l’Asie, les empires qui en font leur capitale deviennent aussi les transgressants de cette frontière. Par rapport à son passé impérial et à son identité géographique ambivalente.- la ville d’Istanbul est représentée comme le lieu du tout possible. Le discours actuellement tenu sur Istanbul n’a pas recours à la signification que les Grecs de l’Antiquité donnaient à la frontière qui séparait d’abord l’Europe de l’Asie, puis les Grecs “civilisés” des Perses “non civilisés”. Cependant, cette position géographique continue d’inspirer les discours europens tenus sur la Turquie. A partir de l’évaluation de celle-ci, ces discours interprètent l’identité de la ville d’Istanbul et de la Turquie comme celle qui représente la transgression d’une ligne de démarcation entre les continents européen et asiatique.
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